LA DÉCOLONISATION DES SAVOIRS : l’icipe prend position

Chronique de réflexion du Directeur général

Au cours des dernières années, un mouvement autour du concept de Décolonisation des savoirs a pris de l’ampleur au sein des réseaux universitaires et internationaux. L’idéologie décoloniale n’est pas nouvelle et, en Afrique, la philosophie était particulièrement proéminente dans les années 1960-1980 chez les théoriciens postcoloniaux, les panafricanistes radicaux et les géants de la littérature qui militaient en faveur de la décolonisation de l’esprit, c’est-à-dire de la libération par la production de connaissances endogènes et centrées sur l’Afrique.

L’idéologie a pris un nouvel élan en 2015 grâce à une croisade, menée par des étudiants sud-africains sur la décolonisation de l’université, qui s’était rapidement répandue dans le monde entier comme un appel à la libération des programmes et des cultures dans les établissements d’enseignement supérieur. Cette campagne en avait suscité de nombreuses autres, notamment la décolonisation des villes, des régimes alimentaires, de l’architecture et même d’Hollywood.

Les coordonnées de la pensée décoloniale consistent à remettre en question les institutions et les structures de pouvoir qui entretiennent des relations d’exploitation, d’inégalités, d’injustices, d’intersubjectivité, de domination, de répression et de dépossession. Plus précisément, la Décolonisation des savoirs interroge, interpelle et vise à démanteler les modèles hiérarchiques des systèmes de connaissance résultant des inégalités mondiales sur les plans politique, économique et socioculturel.

Dans le cadre du débat sur la Décolonisation des savoirs, l’icipe occupe un espace pratique et épistémique unique en tant qu’institution à la fois africaine et mondiale, qui se nourrit de l’éthique de partenariats égaux et respectifs, et qui adhère aux principes de la communauté scientifique internationale tout en restant fidèle à son engagement envers la transformation des moyens de subsistance en Afrique. Nous sommes convaincus que les objectifs relatifs à la Décolonisation des savoirs sont nécessaires, attendus depuis trop longtemps et réalisables.

Pourquoi maintenant ?

Les défis planétaires actuels, tels que la nécessité d’accélérer la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), ainsi que la pandémie de COVID-19, ont renforcé la prise de conscience mondiale du fait que « savoir c’est pouvoir ». Ces problèmes ont également amplifié les failles de longue date dans les systèmes internationaux de recherche et de connaissance. Et l’on prend de nouveau conscience qu’un monde juste, équitable, pacifique et prospère ne peut exister sans des processus inclusifs qui tirent parti des capacités intellectuelles et des talents, ainsi que des désirs et des aspirations des gens, en particulier ceux des plus vulnérables. Cette évolution s’inscrit dans le contexte d’un monde de plus en plus las des inégalités et des injustices, et de l’appréciation des mouvements de protestation et, surtout, de ceux de solidarité.

Points de divergence

En Afrique, la Décolonisation des savoirs exige la prise en compte et l’adoption de mesures correctives de deux facteurs différents. Le premier se compose d’aspects fonctionnels tels que la manière dont les programmes de recherche sont définis, les intérêts que la recherche est censée servir et la manière dont elle est menée ; qui sont les propriétaires des savoirs ainsi développés, qui y ont accès et qui en bénéficient ? Le deuxième constitue les éléments conceptuels ou épistémiques comme les notions hégémoniques qui dictent ce qui compte comme connaissance, qui la légitime, qui la récompense, et les rémunérations qui sont accordées, et à qui.

Qu’est-ce qui doit changer ?

D’un laboratoire vivant à un site d’unité

L’Afrique est un continent intriguant qui a depuis longtemps fasciné les chercheurs, les innovateurs et les investisseurs, ce qui lui a valu le surnom de « laboratoire vivant ». Ce scénario a donné lieu à plusieurs questions épineuses, par exemple le comportement extractif perçu de la part des « experts » internationaux et l’assujettissement des chercheurs en Afrique à des collecteurs de données, des organisateurs logistiques et des facilitateurs. De nombreuses initiatives de recherche collaborative mondiale d’icipe montrent que l’Afrique peut devenir un site d’unité permettant de développer les meilleurs savoirs pour un impact maximal. Dans le cadre de nos partenariats, nous contribuons à la capacité scientifique et technologique, à la compréhension indigène de la biodiversité des insectes, à l’établissement de liens avec les institutions et les communautés nationales et régionales, et à la compréhension des urgences, des programmes et des aspirations en matière de développement. Nos collaborateurs bénéficient de ces perceptions essentielles et de la possibilité d’étudier les insectes dans leur environnement réel, tout en complétant notre expertise. Ensemble, nous harmonisons nos mandats et visions institutionnels.

Ressources locales

Le vieil adage dit que « charité bien ordonnée commence chez soi », et réduire la dépendance excessive des institutions de recherche africaines à l’égard des financements extérieurs pourrait bien être l’ultime atout permettant de décoloniser les savoirs en Afrique. Tel que détaillé dans les sections ultérieures de la présente publication, le RSIF, géré par l’icipe, démontre la manière dont les investissements des gouvernements africains et des partenaires internationaux, ainsi que des particuliers fortunés, des fondations et du secteur privé à travers le continent, peuvent être mis au service des priorités de recherche et d’innovation dirigées par l’Afrique et de la formation doctorale grâce à des collaborations intra-africaines et mondiales innovantes, participatives et efficaces.

Modèles de financement internationaux

Un facteur de privation de droits, et l’une des préoccupations les plus profondes en matière de développement des savoirs en Afrique, est la structure de certains modèles de financement, par exemple ceux qui confient la direction et l’orientation de la recherche aux organisations des pays ou régions donateurs. En effet, les chercheurs de ces institutions assument le rôle de chercheurs principaux (CP), disposant de l’autorité quant à la plupart des aspects du projet. De telles stipulations peuvent avoir plusieurs impacts négatifs, à savoir la dépréciation du rôle des chercheurs dans les pays en développement, les asymétries de pouvoir et d’allocation des ressources ainsi que la diminution de l’appropriation locale des initiatives. Des normes régionales sont nécessaires en Afrique pour guider les modèles de financement et fournir un modèle permettant de : veiller à l’agencement des chercheurs et des partenaires locaux ; assurer une allocation équitable des ressources qui renforce les capacités, les aptitudes et les infrastructures ; instaurer un programme de recherche visionnaire ; garantir une administration et une mise en œuvre efficaces des projets et ; faire ressortir le retour sur investissement, comme c’est d’ailleurs le souhait partagé entre nous et nos précieux partenaires au développement.

Libération épistémique

Deux courants de pensée se distinguent quant aux questions épistémiques de la décolonisation des savoirs. La première préconise la diversification de la pensée en intégrant les géohistoires et les modes de connaissance marginalisés. La deuxième logique prône le rejet pur et simple de la pensée occidentale et de sa prétendue autorité hégémonique.  L’icipe maintient son engagement en faveur des normes et standards internationaux de la recherche scientifique. En effet, nous plaidons en faveur d’un meilleur accès aux ressources épistémiques mondiales pour les chercheurs africains, c’est-à-dire aux « savoirs » permettant de développer de nouveaux « savoirs », y compris les publications universitaires, les revues spécialisées et les ressources pédagogiques. Bien que l’édition en libre accès ait permis de réaliser des progrès, de nombreuses ressources de ce type restent inaccessibles aux chercheurs africains, en raison des restrictions financières, des droits d’auteur et des brevets. En outre, un changement de cap par rapport au financement prédominant des aspects appliqués, et un renforcement des mesures de soutien à la recherche fondamentale en Afrique permettront aux scientifiques du continent de suivre leurs curiosités intellectuelles, de participer à l’effervescence de la découverte scientifique et d’accroître leur contribution à la connaissance scientifique.

L’effet Matthieu

L’excellence en matière de production de connaissances est souvent assimilée à la publication dans des revues spécialisées à comité de lecture, en particulier celles qui ont un impact élevé. À l’icipe, nous considérons ce critère comme un indicateur important de notre reconnaissance et de notre réputation au niveau mondial, et nous sommes extrêmement fiers de la qualité et de la quantité de nos publications, qui ne cessent de croître. Cependant, diverses études ont mis en évidence le fait que la seule attention portée à des paramètres tels que le nombre de publications, le classement ou les citations renforce les hiérarchisations dans la création des savoirs. En effet, le fait de se concentrer excessivement sur cette approche conduit souvent à l’effet Matthieu, un concept qui décrit l’avantage cumulatif dont bénéficient certains scientifiques, institutions et pays ayant des avantages comparatifs, par exemple en ce qui concerne la localisation, les meilleures capacités et ressources. À l’inverse, ce processus conduit à la marginalisation des scientifiques ayant moins de possibilités de publier. Par conséquent, les revendications croissantes en faveur d’un élargissement des mesures de la contribution scientifique à d’autres facteurs, tels que la pertinence de la recherche pour les programmes nationaux et son impact socio-économique, sont valables.

Décoloniser le mouvement décolonial

La Décolonisation du savoir nécessitera la participation de l’ensemble des parties prenantes. Or, des questions subsistent quant à la portée de la contribution des communautés intellectuelles africaines en matière de théorisation qui, à terme, éclairera les résultats de ce mouvement. De même, les contributions des chercheurs africains pourraient, dans de nombreux cas, être médiatisées par les institutions du Nord. Le Mouvement de décolonisation des savoirs devrait constituer un appel à l’action pour nous en Afrique ; nous ne devrions pas renoncer à notre droit et à notre responsabilité de penser et de théoriser en tenant compte de notre perspective géographique et socioculturelle distincte.

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